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Interview sur la non dualité par José Le Roy

 

Jocelin Morisson :Comment sont nés les enseignements contemporains non-duels ?

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José Le Roy : Shankara, un grand philosophe indien du VIIIe siècle après J.-C., va théoriser de manière impressionnante l’ensemble des textes de l’advaïta vedanta, en commentant les Upanishads qui sont les textes les plus philosophiques du veda. Cette voie est restée vivante jusqu’à aujourd’hui. Shankara a placé aux quatre coins de l’Inde des monastères qui ont perpétué son enseignement. Est-ce que beaucoup de monde s’y intéresse en Inde ? C’est une autre histoire. En tout cas nous avons aujourd’hui en Occident des gens qui reprennent des thèmes qui se trouvent dans cette tradition de l’advaïta-vedanta, mais sans la connaître vraiment. Ils reprennent en particulier le thème de la non-dualité, mais sans étudier ces textes sanskrits et c’est ce que le philosophe anglais Dennis Waite leur reproche notamment dans ses livres  L’illumination, le chemin dans la jungle et L’Advaita Vedanta : théorie et pratique,  que j’ai édité chez Almora.

 

C’est parti de quelques enseignants qui sont venus d’Inde aux Etats-Unis dans les années 80 et après ?


Je crois que tout part de Poonja, un maître indien qui vivait à Lucknow et avait été disciple de Ramana Maharshi. De nombreux Occidentaux sont allés l’écouter dans les années 1990 et c’est là sans doute que l’on peut trouver l’origine des satsangs, ces enseignements sous forme de questions-réponses.

 

Et Ramana Maharshi n’a jamais désigné d’héritier…

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En effet, il ne s’est jamais présenté comme un maître ni n’a désigné de disciple. D’ailleurs quand on se rend aujourd’hui dans son ashram, il n’y a pas de successeur. On vénère sa mémoire, on entend son enseignement mais personne n’a pris sa place.

 

De là sont donc nés les premiers satsangs donnés par des Occidentaux, qui disaient parler au nom de Ramana ou Nisargadatta ?


Oui, mais ce n’était pas entièrement illégitime puisque dans l’enseignement de Ramana ou de Nisargadatta se trouve cette idée que finalement la tradition n’est pas complètement nécessaire. L’éveil est ici et maintenant, l’illusion est de croire qu’il y a besoin d’un chemin pour atteindre un état qui est déjà le nôtre.

 

Des gens comme Jeff Foster sont-ils des héritiers de cette tradition ?

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Dennis Waite est très dur envers ces enseignants. Il leur reproche essentiellement de confondre le niveau relatif et le niveau ultime. Ce qu’ils disent est vrai au niveau ultime : il n’y a pas de dualité, vous êtes déjà l’absolu, vous êtes déjà parfaits, il n’y a pas de chemin, l’individu n’existe pas, il n’y a pas d’enseignant, il n’y a pas d’enseignement, il n’y a pas d’enseigné, il n’y pas de chercheur… Tout cela est vrai au niveau ultime puisqu’il n’y a que Brahman. Et on le voit dans les textes sanscrits : tat tvam asi : tu es cela … Mais Dennis Waite reproche à ces enseignants de ne pas tenir compte du niveau relatif où se trouvent les personnes qui viennent les voir, qui sont identifiées à un individu, à un corps, aux pensées. Ce sont des gens pour qui le chercheur existe.

 

Mais ce recours au paradoxe fait lui-même partie de l’enseignement.

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C’est vrai et il se trouve également dans les textes de Shankara, qui est constamment aux prises avec cette difficulté théorique : l’absolu est, ici et maintenant, notre vraie nature mais nous l’ignorons. Il y a donc aussi cet aspect paradoxal dans l’enseignement de l’advaïta-vedanta. En même temps, Dennis Waite reconnaît que pour les élèves les plus avancés, c’est un enseignement qui peut être efficace.

 

Une question se pose de savoir si ces enseignants sont eux même des êtres éveillés, et qu’est-ce que l’éveil ? Il y a là aussi des controverses et débats.

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Oui, qu’est-ce qu’un éveillé ? À quoi le reconnaît-on ? Je crois que lorsqu’on va écouter certaines personnes, on peut reconnaître une authenticité, une réalisation… Je suis allé écouter Jeff Foster par exemple et il vit clairement quelque chose de première main, qu’il a expérimenté. Le fait que je sois touché signifie-t-il que cette personne est éveillée ? C’est difficile car je la vois à travers mes filtres, mon mental, et je peux avoir une attente de ce qu’est un éveillé. Il y a tout de même quelques critères… qui ne sont pas faciles à donner. En tout cas chez Almora, j’essaie de ne publier que des textes de gens qui ont une certaine intimité avec cette non dualité, qui la vivent, qui ont touché quelque chose. Comment est-ce que je le sais ? Parce que j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui vibre, une expérience. Sinon, on peut répéter des paroles de non-dualité et c’est facile : il n’y a personne, il n’y a pas de chercheur…

 

Cette notion n’est-elle pas galvaudée quand on entend que des gens sont éveillés en sortant d’un satsang ?

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Cela paraît en effet tout à fait étrange qu’en une heure ou deux d’écoute, il puisse y avoir un basculement profond et définitif dans l’existence, mais il faut se demander quel a été le passé de ces personnes ? Ce sont peut-être des gens qui arrivent avec vingt ans de recherche, qui ont déjà énormément dégrossi le terrain intellectuellement, qui ont rencontré beaucoup d’enseignants et qui ont fait un long travail sur eux-mêmes. Peut-être que le fruit était mûr et que le moindre souffle de vent a suffi à le faire tomber. De toute façon, l’illumination est toujours soudaine, même si une préparation sous une forme ou une autre est nécessaire avant.  Waite voudrait qu’elle soit faite dans une forme uniquement traditionnelle, mais finalement nous avons tous notre chemin.

 

En faisant l’impasse sur cette préparation, les enseignants de la non dualité s’écartent donc de la véritable tradition de l’advaïta-vedanta ?


Oui et non. Ils s’en écartent par la forme puisque dans l’advaïta-vedanta il faut étudier ces textes sanskrits, les lire, écouter un commentaire par un maître, etc. Et c’est aussi une voie de renonçant : Shankara était un samnyasin, un renonçant. Mais ces enseignants en sont proches par le fond puisqu’ils nous disent que nous sommes déjà l’absolu, que l’individu est une illusion, que la non-dualité est déjà réalisée.

 

Je retiens, notamment chez Foster, que réaliser la non dualité conduit à la disparition de la personne, mais ça ne s’arrête pas là. On se met alors à exister pleinement en quelque sorte, comme un réceptacle de la vie. L’individu n’existe peut-être plus mais on continue d’exister d’une manière sublimée. Il ne s’agit donc pas de s’arrêter de vivre en l’occurrence.

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Oui, c’est vrai que cet enseignement où l’on nous dit qu’il n’y a personne, rien à faire, pas de libre arbitre, etc., peut être un piège étouffant. Foster relève cet écueil puisqu’il dit lui-même qu’il était dans une sorte de piège dès qu’il a commencé à enseigner. En fait on peut recréer une dualité factice entre un absolu parfait et un monde imparfait, entre un impersonnel à valoriser et une vie personnelle à rejeter. Mais en effet l’éveil est le début du chemin, le début d’une nouvelle vie, à partir d’un autre centre, à partir d’une vision plus globale, plus large, où l’individu n’est plus au centre mais à la périphérie. L’éveil est la découverte de la liberté et de la paix.

Ce que je reprocherais à ces enseignements de la non dualité contemporaine est de fonctionner par questions-réponses uniquement. On reste dans le langage. Les gens posent des questions et l’enseignant répond, parfois par d’autres questions. On reste donc dans les concepts, les idées, et le risque est de repartir avec encore d’autres concepts, d’autres idées et de ne pas du tout quitter le niveau mental. Or, l’éveil est au-delà des mots.

 

L’aspect paradoxal des enseignements, que l’on retrouve aussi dans les koans zen, nous oblige à sortir de la logique binaire. C’est un travail en soi.

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Oui, mais les koans zen étaient destinés à des moines, qui avaient aussi une pratique méditative.
J’ai écouté de nombreux enseignants de non dualité et je pense que c’est souvent un enseignement intéressant et de valeur, porté par des gens globalement authentiques et qui peut fonctionner chez pas mal de gens. Mais il y a cependant aussi des personnes pour lesquelles ça ne fonctionne pas et qui vont aller de maître en maître, continuellement, enfermées dans les mots et les concepts.

 

Il est frappant que le discours de Jeff Foster soit quasi mot pour mot celui de Tony Parsons d’il y a vingt ans ou Francis Lucille. C’est cohérent puisqu’ils parlent strictement de la même chose, mais on peut avoir l’impression que les discours sont décalqués.

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La différence chez Francis Lucille c’est qu’il y a une pratique associée à l’enseignement. Des gens peuvent peut-être être touchés seulement par les mots mais… Et F. Lucille a eu Jean Klein comme enseignant, qui pratiquait un yoga assez particulier, comme Eric Baret aujourd’hui.

 

Vous-mêmes avez collaboré avec Douglas Harding ?

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En effet, pendant plus de quinze ans. Douglas n’était pas dans une tradition particulière, il n’a pas eu de maître et tomberait sans doute sous la critique de Dennis Waite. Mais il avait un moyen de faire partager cette expérience qui n’était pas uniquement verbal, qui passait par des outils, par une pratique basée sur des exercices d’attention, permettant de se sortir du piège des mots de façon extrêmement efficace.

De façon plus globale, je comprends la critique de Waite par rapport à l’advaïta-vedanta traditionnel, mais peut-être se passe-t-il quelque chose de nouveau aussi. Nous ne vivons plus au VIIIe siècle. Nous ne pouvons plus nous baser uniquement sur la foi en la valeur sacrée des textes. Les Lumières et la raison sont passées par là. Nous sommes dans un monde tout à fait différent. Peut-être sommes-nous plus matures…et en tout cas nous avons besoin d’expérimenter ces vérités.

 

Et nous sommes plus que jamais en quête d’absolu.

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Oui, il y a une exigence, une soif intense d’absolu chez un certain nombre de nos concitoyens. A propos du monde contemporain, il y a là aussi deux regards différents. La plupart des gens qui s’intéressent à la spiritualité ont des mots très durs pour la société contemporaine, hyper-matérialiste, qui n’aurait plus le sens de la spiritualité, de l’absolu, qui serait très éloignée d’une spiritualité comme l’advaïta. On trouve cela même chez Arnaud Desjardins par exemple, qui reprend des thèses, qui existent déjà chez René Guénon, très critiques contre le monde moderne, etc. Je pense tout le contraire, je pense que le monde moderne offre des opportunités en matière de spiritualité que les siècles précédents n’offraient pas. Ne serait-ce que l’accès à tous ces textes qui est incroyable.


La jeunesse des porte-parole de la non dualité est-elle un phénomène vraiment nouveau ?

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Ramana avait 17 ans quand il s’est éveillé et Shankara a commencé à enseigner à Bénarès à l’âge de 12 ans ! Donc ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est par contre c’est que tous ces textes soient accessibles si facilement aujourd’hui, qu’il y ait tant d’enseignants et d’enseignements divers. Cela signifie peut-être qu’il se passe quelque chose de nouveau dans ce moment de l’histoire, que l’accès à cette dimension est plus ouvert qu’il ne l’a été par le passé.

 

Ce type d’enseignement se diffuse-t-il plus largement aujourd’hui ?

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Dans les années 70 il y avait Jean Klein, Krishnamurti, puis Douglas Harding… Des enseignements de grande valeur tels que ceux-là sont peut-être moins fréquents mais tout de même cela se diffuse, à travers des séminaires, des livres, des traductions… Plus largement, nous sommes aussi plus éduqués ; nous avons un fond scientifique qui nous libère de la superstition que l’on trouvait dans pas mal de traditions ; nous vivons dans une démocratie ; nous avons plus de temps pour nous ; nous sommes plus instruits, plus libres… Je le vois bien en tant que professeur de philosophie, qui est un enseignement de masse. Nous sommes libres du besoin, des nécessités matérielles, pour la plupart d’entre nous, et nous pouvons donc nous tourner vers autre chose. Jadis cela n’était possible que pour de rares personnes.

 

De façon générale il y a plus d’ouverture à la spiritualité.


Oui, je le crois, mais la notion d’éveil est encore pour l’essentiel inconnue de la plupart de nos contemporains, qui n’en ont plus entendu parler depuis longtemps, bien que pourtant l’éveil  fasse aussi partie de notre tradition. C’était d’abord présent dans la philosophie grecque ; il suffit de lire Plotin par exemple, ou même Platon. Et c’était présent dans la tradition chrétienne ; mais l’Eglise a rejeté la dimension de la vie intérieure, à partir du XVIIe siècle, quand elle a embastillé Madame Guyon. Il y a eu une éclipse des mystiques. Cet oubli de l’éveil par la philosophie, cet oubli de la vie intérieure par le christianisme, fait que nos contemporains n’ont pas une idée claire, voire ignorent complètement cette notion. Mais la soif d’absolu est présente.

 

Elle est revenue par la fenêtre dans les années 70, mais de manière un peu confuse.


La notion de non-dualité est revenue par l’Orient, par l’Inde, et aussi par les maîtres tibétains ou zen qui sont venus en Europe et aux Etats-Unis. Et puis la philosophie a recommencé à s’intéresser à cette dimension de vie intérieure, de sagesse. L’Occident est peut-être à la veille d’un retournement, d’une conversion vers l’intériorité. Après avoir été tourné vers l’extériorité pendant toutes ces années avec la dimension technique, il est possible et souhaitable que l’on revienne vers une dimension plus subjective. L’Orient nous a aidés à tourner notre regard vers le soi.

 

Propos recueillis par Jocelin Morisson, NEXUS, 2013

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